Des associations regrettent que le texte ait été vidé de ses ambitions en commission, pointant du doigt la politique d'influence de la marque chinoise auprès des parlementaires français.

Recrutement d'un ancien ministre et d'une influenceuse, visite à Paris de son PDG, rapport clés en main adressé aux parlementaires… La marque de prêt-à-porter chinoise Shein est accusée de pratiquer un intense lobbying en France, alors qu'une proposition de loi anti-fast fashion, adoptée à l'Assemblée en mars 2024, est examinée au Sénat à partir du lundi 2 juin.

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Plusieurs organisations estiment que le texte a été détricoté en commission en raison de cette politique d'influence de l'enseigne. Franceinfo fait le point sur les accusations qui visent le géant asiatique. 

Un ancien ministre et une influence française recrutés

Le groupe Shein avait annoncé le 6 décembre la création de comités stratégiques destinés à l'accompagner dans sa démarche de responsabilité sociétale et environnementale. Les trois premiers membres de ce premier comité régional, destiné à conseiller le groupe dans la zone Europe, Afrique, Moyen-Orient sont des Français : l'ancien ministre de l'Intérieur Christophe Castaner, l'ex-secrétaire d'Etat aux Droits des victimes Nicole Guedj et l'ancien patron de la fédération française de l'assurance, Bernard Spitz. "Shein a connu une croissance rapide" et a "compris qu'il lui incombait, en tant qu'acteur important, de prendre des initiatives vertueuses"justifiait Christophe Castaner dans une interview auprès de La Tribune dimanche(Nouvelle fenêtre), début janvier.

Ces recrutements ont fait bondir des professionnels du secteur. La fédération française du prêt-à-porter féminin a ainsi fait part de sa "profonde indignation", déplorant "avec force le soutien explicite ou implicite apporté à Shein par d'anciens responsables politiques" et évoquant par ailleurs "une tentative manifeste de greenwashing" de la marque.

La plateforme Shein a aussi fait appel, en mai 2025, à l'influenceuse Magali Berdah. Dans une série de vidéos publiées sur les réseaux sociaux, elle interpelle les passants et dénonce la proposition de loi fast-fashion. "Celle-ci semble viser en particulier Shein et ses clients, avec la mise en place d'une taxe qui pourrait s'élever jusqu'à 10 euros par produit vendu par la marque d'ici à 2030"écrit Magali Berdah sur Instagram(Nouvelle fenêtre), développant un argumentaire axé sur le pouvoir d'achat des Français. "Cette taxe ne rendra pas la mode plus responsable. Mais simplement moins accessible", poursuit-elle. 

Comme l'écrit Libération(Nouvelle fenêtre), ces micros-trottoirs de Magali Berdah s'inscrivent dans la lignée du slogan de la dernière campagne publicitaire de Shein en France : "La mode est un droit, pas un privilège." Celui-ci a été imaginé par le groupe Havas, présidé par Yannick Bolloré, deuxième fils de Vincent Bolloré.  

Un PDG en visite en France mi-mars

Donald Tang était de passage en France à la mi-mars. Le dirigeant du groupe, souvent critiqué par des ONG pour son empreinte environnementale ou le respect des droits de l'homme chez ses fournisseurs, a assuré que son entreprise n'avait pas recours au travail forcé. "Nous avons une politique de tolérance zéro concernant le travail forcé", a-t-il garanti dans un entretien à l'AFP.  

Sur le plan environnemental, Donald Tang a déclaré avoir "rencontré différentes entreprises à Paris et dans d'autres villes de France et échangé avec des leaders" du secteur, sans donner de nom. La marque, fondée en Chine mais basée à Singapour, tente en tout cas de soigner son image : en 2024, elle a annoncé consacrer une enveloppe de 200 millions d'euros à des partenariats en Europe liés à la circularité et au recyclage.

Selon les informations de la cellule investigation de Radio France, Donald Tang a aussi tenté d'obtenir des rendez-vous auprès du ministère de l'Economie et de l'organisation patronale du Medef. "Nous ne sommes pas une entreprise de fast-fashion" a martelé le patron dans une longue interview publiée dans Le Journal du dimanche(Nouvelle fenêtre), également propriété du groupe Bolloré. 

Des parlementaires approchés, via un rapport et lors de rendez-vous 

A l'approche de l'arrivée de la proposition de loi en séance publique au Sénat, la marque a commandé un rapport à Frédéric Jenny, professeur d'économie à l'Essec. Ce document de 37 pages, que s'est procuré France Inter mercredi, a été envoyé à tous les parlementaires. La marque tente d'y expliquer que ce sont les plus modestes qui vont être pénalisés si le texte anti fast-fashion est adopté. Le rédacteur va jusqu'à comparer cette proposition de loi avec la taxe carburant de 2018 "ayant amené au mouvement des 'gilets jaunes'".

Les élus contactés par France Inter qualifient ce rapport d'"hallucinant". Un sénateur, qui souhaite rester anonyme, assure que "du lobbying, ça existe dans tous les domaines" mais qu'"ils sont particulièrement insistants". Il affirme avoir en outre reçu quatre demandes de rendez-vous venants de l'enseigne et une invitation à un défilé de mode.

Selon les informations de la cellule investigation de Radio France, la quasi-totalité des députés et sénateurs des commissions aménagement du territoire et développement durable ont été sollicités par Shein pour des rendez-vous. Selon certains, s'en est suivi un détricotage de la loi lors des travaux en commission au Sénat. Le périmètre du texte a été resserré, avec une définition de la fast-fashion moins étendue et la suppression de l'interdiction totale de la publicité.

Un manque de transparence sur sa politique d'influence dénoncé par deux ONG 

Dans une lettre rendue publique mardi, dont l'existence avait été révélée par Le Monde(Nouvelle fenêtre) la veille, les Amis de la Terre et l'Observatoire des multinationales annoncent avoir saisi la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), afin qu'elle exerce "son droit de contrôle" sur les activités de lobbying de l'entreprise. Les associations souhaitent attirer l'attention sur de "potentielles irrégularités dans les déclarations d'activités de représentation d'intérêts du groupe Shein, des sociétés liées et de ses prestataires"

"Christophe Castaner a pris publiquement position contre la loi fast-fashion et confié aux médias avoir été embauché par Shein au travers de sa société de conseil Villanelle Conseil, qui se présente publiquement comme spécialisée dans la représentation d'intérêts, relèvent les associations. Pourtant, aucun élément sur cette prestation de conseil n'est publié dans les déclarations faites à la HATVP par Shein et Villanelle Conseil."

Contacté par l'AFP, Shein affirme qu'elle "déclare les actions de représentation qu'elle mène" en "conformité avec les règles de la HATVP". Selon la marque, "les membres de ces comités ont un rôle purement consultatif ; ils ne font pas de lobbying pour notre entreprise et toute affirmation contraire est entièrement diffamatoire". De son côté, Christophe Castaner assure que "le contrat entre Villanelle Conseil et la société représentant Shein n'est pas un contrat de lobbying, mais d'appui et de conseil". L'ancien ministre de l'Intérieur ajoute être convaincu que la HATPV "fait et fera bien son travail".